Silence: le regard théologique de William Cavanaugh

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Autant le dire d’emblée, Silence, de Martin Scorsese, est un beau film, sobre, austère, magnifiquement réalisé, et c’est un film radicalement chrétien, tout l’est le roman éponyme dont il est tiré, écrit par l’écrivain catholique japonais Shûsaku Endô (1923-1966). Et c’est parce qu’il aborde de manière complexe les thèmes centraux de la foi – le salut, le sacrifice, la souffrance, le mal, la tentation, le doute, le pardon, le silence apparent de Dieu – qu’il peut troubler, mettre mal à l’aise, réouvrir des blessures. Tout comme les romans de Dostoïevski ou de Bernanos. Scorsese a présenté ce film comme un acte de retour à la foi de son enfance lorsque, jeune catholique, il étudiait au petit séminaire. Et, fort explicitement, son film comporte une dédicace ultime aux martyrs du Japon, avec la mention Ad majorem Dei gloriam – Pour la plus grande gloire de Dieu, la devise des jésuites. Une signature pour le moins courageuse, sans la moindre ambiguïté.

La trame narrative, inspirée de faits historiques, est pourtant simple : deux jeunes jésuites sont envoyés au Japon une quinzaine d’années après le début de persécutions massives et d’une rare cruauté. Leur but : retrouver leur maître spirituel, le Père Ferreira, qui aurait renié sa foi. Sur leur route, ils rencontrent de pauvres paysans vivant leur foi dans la clandestinité, avant d’être confrontés au même dilemme que le Père Ferreira : l’apostasie ou le martyre. Or le choix est plus subtil encore, car si le Père Ferreira ne renie pas sa foi, des paysans chrétiens, torturés devant ses yeux mourront lentement, atrocement, la tête en bas. Un chrétien peut-il laisser les autres souffrir à cause de ses propres croyances ?

Le théologien catholique américain William Cavanaugh a tenté de répondre dans deux essais, dont l'un est accessible en ligne. Le Père Ferreira est tenté d’apostasier pour sauver les paysans précisément parce qu’il croit que Dieu ne les sauvera pas : il a perdu sa foi dans le Dieu Sauveur.

Les premiers chrétiens considéraient l’apostasie comme l’un des crimes les plus graves, comme un péché contre l’Esprit Saint qui ne peut être pardonné (cf. Mt 12,32). Jean Paul II, dans son encyclique Veritatis splendor, affirme contre le proportionnalisme que certains actes sont intrinsèquement mauvais. On peut penser que l’apostasie en fait partie. Le saint pape a d’ailleurs inclus le martyre dans sa réflexion, parce que certaines vérités morales ne souffrent pas le compromis et que les chrétiens doivent être disposés à aller jusqu’à la mort pour les défendre.

Silence pose la question s’il n’existe qu’une forme de martyre. Peut-on sacrifier non seulement son propre corps mais sa propre intégrité morale, son identité même de chrétien en tant que personne morale, pour le bien d’autrui ? Le modèle du martyre physique héroïque doit être radicalement effacé par la logique de la kénose divine, par celle de Dieu s’anéantissant, prenant la forme d’esclave (Ph 2,7). S’il est vrai que le corps n’est rien au regard de l’éternité de l’âme, alors la crucifixion de l’âme est-elle un martyre qui rend pâles les autres formes de martyre ? Endo ne répond pas. Comme l’écrit Cavanaugh, « Silence est une méditation sur l’Incarnation, pas un manuel de morale. Le Christ vient non pour résoudre les problème du monde, mais pour le racheter. Pour Endo, la seule consolation pour le tourment continuel des êtres humains est l’étrange drame d’un Dieu sans abri qui souffre avec nous. C’est précisément dans ce silence apparent, dans cet auto-anéantissement, que survient le salut. »

Denis Sureau

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