L'Armée, l'Etat et le patriotisme : un conflit radical

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La crispation du gouvernement à la lettre ouverte lancée par plus de 18 000 militaires (chiffre au 30 avril) est un signe d'un conflit inévitable au sujet du patriotisme.

Le philosophe Alasdair MacIntyre, grand nom de la morale catholique contemporaine, s'est posé un jour la question : "Le patriotisme est-il un vertu ?" (1) Dans sa réponse subtile que nous résumons ici grossièrement, il démontrait que pour la morale moderne dominante (celle de nos gouvernants), fondée sur un individualisme abstrait, universaliste et utilitariste, qui ne tolère que des règles impersonnelles, le patriotisme ne peut être qu'un vice. Agir moralement exige de s'abstraire de toute particularité sociale. Mais le patriotisme est une vertu lorsque les règles morales s'appréhendent au sein de communautés déterminées et sont justifiées en référence à des biens déterminés ; dans ce cas, l'attachement et la loyauté s'imposent. Mais puisque la première conception (libérale) s'est imposée au détriment de la seconde (classique ou chrétienne), comment inciter les citoyens d'une nation à la défendre en cas de besoin ?

Alasdair MacIntyre

MacIntyre répond : « Toute communauté politique, sauf dans des conditions tout à fait exceptionnelles, exige le maintien permanent de troupes armées en vue d'assurer sa sécurité minimale. Des membres de celles-ci, elle exige et qu'ils soient prêts à sacrifier leur vie au profit de la sécurité nationale, et que leur détermination à le faire ne soit pas subordonnée à leur opinion personnelle sur le bien-fondé de telle ou telle décision de leur pays, qu'ils mesureraient selon quelque critère d'évaluation neutre et impartial, faisant équitablement référence aux intérêts de leur propre communauté et aux intérêts des autres communautés. Cela signifie que les bons soldats ne peuvent pas être libéraux, et que leurs actions doivent comporter, au moins une bonne dose de morale du patriotisme. Paradoxalement, la survie politique de n'importe quel État, au sein duquel la morale libérale a reçu un large assentiment, dépend en fin de compte de l'aptitude de cet État à former un nombre suffisant de jeunes gens, hommes et femmes, qui ne mettent pas en pratique cette morale libérale. Dans cette perspective, la morale libérale concourt à la dissolution des liens sociaux. » L'hostilité des élites actuelles qui constituent l'appareil répressif et idéologique d'Etat à l'égard des officiers qui ont lancé un appel face au « délitement qui frappe notre patrie » est la confirmation d'un conflit qui ne résoudra pas par des « sanctions disciplinaires militaires ». 

Denis Sureau

1. Le patriotisme est-il une vertu ? dans Libéraux et communautariens, sous la dir. d'A. Berten, P. Da Silva et H. Pourtois, Puf, 1997.

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