Mort du philosophe Claude Polin
Mort le 23 juillet dernier à Paris des suites d’un cancer des os qu’il combattait avec courage pendant plusieurs années, Claude Polin a marqué plusieurs générations d’étudiants en philosophie à la Sorbonne, où il avait créé le Centre de prospective sociale et politique.
Né à Paris en avril 1937, Claude Polin est le fils du philosophe Raymond Polin (1910-2011), qui enseigna la philosophie politique à la Sorbonne (Université Paris IV), dont il devint président en 1976. Ce libéral conservateur dans la lignée de Hobbes, athée résolu (cf ses thèses sur la « création des valeurs » par l’homme), éleva son fils dans l’indifférence religieuse. Ce dernier fit ses études dans les classes préparatoires littéraires du lycée Henri IV, puis à l’École normale supérieure et réussit l’agrégation de philosophie. Il fit alors connaissance de Claude Rousseau, qui devint son fidèle ami et complice intellectuel, lui aussi agrégé puis enseignant à la Sorbonne.
À partir de 1966, il enseigna la philosophie politique à Paris IV et gravit successivement les échelons de la carrière universitaire, jusqu’au grade de professeur après la soutenance en 1976 de sa thèse de doctorat d’État sur le totalitarisme. Cette œuvre majeure, publiée l’année suivante (L’Esprit totalitaire, Sirey, 1977), marqua une rupture avec Raymond Aron dont il était l’assistant (Pierre Manent lui succéda) ; le penseur libéral ressentit très vivement l’analyse de Claude Polin comme une trahison, parce que ce dernier démontrait la responsabilité du libéralisme dans la généalogie du totalitarisme, pulvérisant au passage les thèses de Raymond Aron et de Hannah Arendt.
Consultant pour le groupe automobile Renault pendant dix ans, jetant un regard de philosophie sur les évolutions géopolitiques, Claude Polin fut aussi auditeur à l’IHEDN (Institut des Hautes Études de la Défense Nationale) et, pendant sept ans, vice-président du jury d’admission de l’École spéciale militaire de Saint-Cyr.
Marié à une Américaine, Nancy Derr, agrégée d’anglais et professeur à l’École alsacienne, parfaitement bilingue comme les deux filles qu’il eut d’elle, il vivait l’été aux États-Unis et collaborait à la revue conservatrice Chronicles : A Magazine of American Culture.
Politiquement de « droite » (mais il récusait l’appellation de « conservateur »), il avait tenté dans les années soixante-dix d’insuffler des idées dans le cadre de l’élaboration du programme du RPR de Jacques Chirac ; aventure qui avait tourné court, car il s’était rendu compte que les politiciens n’ont aucun appétit intellectuel. Autre déception : pendant 6 mois en 1989, il fut membre du conseil scientifique du Front national, tentative également infructueuse. Il se sentait davantage à l’aise dans les milieux légitimistes et collabora à la revue La Légitimité (1974-1983).
D’abord séduit par la philosophie sceptique d’un Hume ou d’un Burke, Claude Polin se réclamait plus encore de la philosophie grecque, surtout celle de Platon. Il partageait nombre d’analyses de Maurras (et il a collaboré à une anthologie de ses textes), en particulier son hostilité à l’individualisme démocratique (cf. les deux recueils de textes publiés avec Claude Rousseau : Les illusions républicaines, PSR éditions, 1993, et La Cité dénaturée. Cité classique contre cité moderne, PSR éditions, 1997, 358 p.). Toujours avec Claude Rousseau, il s’est intéressé au communisme dans Les Illusions de l’Occident (Albin Michel, 1980) dont à vrai dire certaines analyses ont été démenties par l’évolution de l’URSS. Avec son son père, il a écrit un livre à deux voix : Le Libéralisme, espoir ou péril (Albin Michel, La Table Ronde, 1984). Plus récemment, il a préparé et préfacé une anthologie d’écrits d’Augustin Cochin à destination du public américain : Organizing the Revolution (Chronicles Press, 2007). Bien que sollicité par différentes maisons, il refusait, par scrupule philosophique, de rééditer L’Esprit totalitaire, arguant que sa pensée avait évolué sur différents points.
Fréquentant les milieux catholiques traditionalistes, il s’était longuement posé la question de la foi. Au terme d’une vie personnelle « compliquée » et d’une conversion qu’il qualifiait d’intellectuelle, il avait reçu le baptême dans les années quatre-vingt-dix, en l’église Saint-Nicolas-du-Chardonnet, dans la plus grande discrétion. Qu'il repose en paix.
Denis Sureau