Chrétien et moderne ?
Etre chrétien dans le monde moderne ? La question n'est pas nouvelle. Observateur attentif de nos sociétés, Philippe d'Iribarne, 79 ans, sociologue et directeur de recherches au CNRS, tente d'y répondre à frais nouveaux dans l'essai qu'il vient de publier. Il récuse d'emblée tant les propagandistes que les contempteurs de la modernité. Cette posture entre deux extrêmes n'est pourtant pas facile à tenir, comme nous allons le constater.
En effet, l'auteur développe une critique très lucide du projet d'émancipation moderne, ce "rêve illusoire d'une société hors sol": construire une société artificielle, négatrice des identités concrètes, des diversités culturelles, un monde autosuffisant, où la religion ne semble guère avoir de place.
Dans un chapitre fort pertinent, Philippe d'Iribarne montre comment ce projet moderne réserve un destin cruel aux pauvres, aux handicapés, aux malades en fin de vie - tous ceux qui "n'ont pas accès à une pleine dignité de citoyen". Il y a aussi dans ce livre une déconstruction de la "postmodernité", sa tolérance molle, sa "société liquide", ce dialogue qui recherche le consensus au lieu de chercher la vérité. Or d'un point de vue chrétien, l'attention évangélique aux personnes n'implique pas un égal respect des "choix de vie" et des doctrines : le Christ accueille les pécheurs mais il ne cautionne pas le péché.
Compte tenu de ces analyses, on pourrait imaginer que Philippe d'Iribarne appelle les chrétiens à retrouver le sens de l'Eglise comme contre-société. Eh bien non. Il affirme plutôt que la modernité peut être profitable aux chrétiens. Mais il faut reconnaître qu'il est ici beaucoup moins convaincant. Sa volonté de rapprochement le conduit à s'en prendre à certaines vérités de la foi catholique - les dogmes - et à la nature même de l'Eglise. En fait, il adopte une perspective qu'on peut qualifier de protestante, caractérisée dans un éloge du "libre examen" et une pratique de la sola Scriptura au détriment du Magistère. S'appuyant sur les thèses sulfureuses du dominicain Claude Geffré, il s'en prend à l'enseignement des papes et des évêques sur des points tels que l'infaillibilité, l'Immaculée Conception ou l'Assomption, évoquant des "spéculations théologiques incertaines" et des "traditions contingentes". . Il dénonce "la prétention de dire la vérité" revendiquée par la papauté. Plus largement, il semble rejeter la certitude que peut apporter la foi, et justifie le doute. Pourtant, comme le rappelle le Catéchisme de l'Eglise catholique, le doute volontaire est contradictoire avec foi (je n'évoque pas ici l'état mystique qui s'appelle la "nuit de la foi"). C'est même un péché. Le Christ dénonce d'ailleurs très souvent le manque de foi de ses disciples, "hommes de peu de foi", ou de "petite foi". Ajoutons que la certitude que donne la foi est supérieure que celle que donne la raison.
Il est en fin de compte fort révélateur qu'une tentative d'accommodement avec la modernité implique une dénaturation profonde du christianisme. Jacques Maritain était plus conséquent lorsqu'il intitulait un de ses livres Antimoderne.
Denis Sureau